Le château d’Eppstein

J’ai été bien chanceuse de dénicher ce titre l’hiver dernier. J’avais passé la majeure partie d’un après-midi pluvieux et glacial à explorer, sans grande conviction, les rayons poussiéreux d’une bouquinerie insolite à Caen quand mes yeux se sont attardés sur ce roman méconnu d’Alexandre Dumas. Imaginez donc mon bonheur ! Après moult hésitations, j’étais finalement repartie chargée comme un baudet mais enchantée d’emporter avec moi dans mon modeste sac, de nouvelles curiosités littéraires.

le château d'Eppstein imageLe cabinet noir est aujourd’hui une collection un peu passée de mode, cela dit, la couverture de ce titre m’a tout de suite charmée. L’illustration est sympathique et en particulier cette main squelettique difforme, tout droit sortie d’une sépulture qui semble présager une succession de drames effroyables. Paradoxalement, le design rose un tantinet infantile prête à sourire et me rappelle étrangement la collection des romans Fais-moi peur et Chair de poule qui trônaient toujours en place de choix sur les étagères de la bibliothèque de mon collège.

Ce roman, où s’imbrique trois anecdotes, débute en 1841 à Florence. Quelques personnages illustres de la vieille aristocratie se réunissent au cours d’une soirée de mondanités chez la princesse de Galitzin pour se raconter des histoires de fantômes. C’est au tour du comte Elim de prendre la parole pour divertir le petit comité qui s’est rassemblé au coin du feu. Il rapportera ainsi un épisode marquant de sa jeunesse.

Lors d’une journée de chasse infructueuse en Allemagne, le jeune comte Elim s’égare dans la forêt inhospitalière de Taunus et n’a d’autre alternative que de trouver refuge au château d’Eppstein, une bâtisse réputée maléfique où un mystérieux couple de vieux serviteurs l’héberge pour la nuit. Après quelques réticences, ces derniers décident de l’installer dans la chambre la plus convenable, celle du maître des lieux, l’austère comte d’Eppstein, qui est mystérieusement introuvable. Le comte Elim, trop content de cette aubaine inespérée, accepte avec empressement cette solution sans se douter que les murs de cette pièce abritent l’esprit vindicatif d’une trépassée…

fantôme dame blanchePar la suite, son entourage au courant des faits, s’empressera de lui relater dans le menu détail le destin tragique de la comtesse Albine, une jeune femme à la beauté funeste qui fut, cent ans plus tôt, châtiée injustement par son époux pour un adultère qu’elle n’a jamais commis. Une légende circule sur les femmes de cette noble lignée. Celles qui décéderaient à la veille de Noël ne mourraient qu’à moitié, leur âme demeurerait aux côtés de leurs aïeux. Ainsi, on murmure tout bas que le fantôme d’Albine hante les lieux du crime, la chambre maudite devenue son tombeau pour veiller sur son fils cadet bien-aimé, Everard, le fruit de ses amours prétendus défendus.

On assiste au XIXème siècle à un engouement du public pour la littérature gothique et en particulier pour le roman noir anglais de la fin du XVIIIème siècle. Par ailleurs, cette littérature suscitera la vocation de jeunes auteurs friands de fantastique qui se feront initialement connaître par le biais de journaux périodiques. Alexandre Dumas est un de ces apprentis écrivains ambitieux et admiratifs des contes d’Hoffman que le lectorat de l’époque affectionne tant. Le château d’Eppstein prend pour toile de fond l’épopée napoléonienne, bien qu’elle n’apparaisse que furtivement dans le livre, et est publié en 1860. Le lecteur pourra croiser au détour d’une page, un fantôme délétère, un oncle déshérité, un fils abandonné par son propre père et une femme magnifique à la merci d’un comte despotique, séquestrée dans un château médiéval vétuste : tant d’éléments croustillants qui feront le bonheur du lecteur et le tiendront en haleine jusqu’au dénouement inéluctable, le châtiment atroce (mais mérité!) du meurtrier.

forêt de TaunusSi le décor de l’histoire est minimal puisqu’il se réduit au château et à la forêt qui l’enserre, les personnages en revanche foisonnent. En outre, on retrouve souvent des protagonistes très stéréotypés, propres au roman gothique d’Ann Radcliff, les exemples de cette figure archétypale du « méchant », ce comte cruel incapable d’évoluer ou de pardonner une morte qui l’a soit-disant trahi ; ou de Everard, ce jeune puceau désespérément épris de Rosamonde, la figure virginale ( et à mon sens insipide) du roman. On déplore également un dénouement trop expéditif et si prévisible qu’il en devient même dans les dernières pages risibles. En effet, la tension s’étiole davantage dans le troisième tiers du livre. Ajoutons que certains passages tels que les dialogues romantiques confus entre les jeunes amants, ou bien encore les descriptions pastorales quelquefois dithyrambiques, auraient pu être raccourcis. Toutefois, ces quelques faiblesses d’écriture n’entravent pas le plaisir de la lecture. J’ai tout de même eu un vrai coup de cœur pour cette histoire de revenants.

fantôme AlbineDumas nous dépeint ici une société encore féodale où les femmes n’ont bien souvent pas la part belle. Mariées de gré ou de force à des époux trop ambitieux et calculateurs, elles sont souvent écrasées par le poids des conventions. C’est le cas d’Albine, à l’imagination fertile trop nourrie de lectures romantiques, qui ne rêve que de princes sombres et de demeures enchantées. Brutalisée par un époux tyrannique et sans scrupule, qui ne voit en elle qu’une passerelle pour gravir un peu plus les échelons de la cour allemande, la malheureuse recluse sera finalement vite désillusionnée. L’auteur veut-il, à l’instar de Flaubert, nous avertir des dangers de la littérature sentimentale et de ses conséquences sur les jeunes filles en fleurs avides d’aventures amoureuses ? Si tel est le cas, pour ma part, la leçon a bien été assimilée ! On ne m’y prendra pas !

En somme, cette œuvre peu connue est un petit bijou de la littérature gothique dont l’éclat n’est pas prêt de ternir de si tôt ! Loin des romans de capes et d’épées qui ont fait la renommée de l’auteur, ce récit fantastique est malgré tout captivant. D’une écriture flamboyante qui entrelace avec maestria le fantastique et le gothique, le romancier rend un bel hommage aux contes d’Hoffmann. Une lecture réjouissante que je vous conseille de découvrir au plus tôt !

le moine lewisJ’ai désormais hâte de lire Pauline du même auteur que l’on m’a chaudement recommandé. Je vous retrouve très vite pour de prochains billets « halloweenesques » ! J’ai pour l’heure jeté mon dévolu sur Le Moine de Lewis.

mois Halloween

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12 commentaires pour Le château d’Eppstein

  1. Cléanthe dit :

    Décidément, nous partageons de nombreuses lectures! J’ai peut être moins aimé celui-ci que « Pauline », l’autre grand méconnu de l’œuvre de Dumas (il y en a d’autres. J’ai commencé ‘Le Trou de l’enfer’, le premier volume d’un diptyque étonnant, dont l’action se déroule également en Allemagne; j’en parlerai bientôt). Ce « Château d’Eppstein » vaut néanmoins la lecture, ne serait-ce que pour l’art très consommé des personnages, dont Dumas, une fois de plus, fait preuve.

  2. myloubook dit :

    J’avais beaucoup aimé « Pauline » alors ton avis m’intrigue beaucoup, je note précieusement ce titre ! J’ai aussi prévu très prochainement de lire un ouvrage de presses de Cambridge sur le genre gothique, je devrais me régaler !
    Au passage j’ai vu ton petit mot sur « Mary Reilly » chez Hilde, c’est un film assez intéressant à voir. Je l’avais chroniqué, si jamais tu as envie d’en savoir un peu plus (colonne de gauche dans la section films :)).

  3. La Gueuse dit :

    Le coup de raconter une histoire de fatômes est récurent j’ai l’impression dans le genre gothique c’était le cas pour The woman in black et Carmilla si tu te souviens bien

  4. alexmotamots dit :

    Dumas a écrit des romans d’épouvantes ? Je demande à lire. Allez hop, noté !

  5. Edmée dit :

    Le moine a eu sa version cinématographique que j’ai vue dans les années 70.. j’aimais beaucoup, alors, ce genre de littérature. Je m’en suis éloignée mais il est vrai que lire du gothique de qualité a quand même ses points forts! Merci pour cette note de lecture…

  6. Ondine dit :

    Tu m’as donné envie de le lire, merci !
    J’ai lu « Pauline » que j’ai trouvé pas mal !
    Bisous !

  7. Mdebrigadoon cottage dit :

    Vers 16 ans j’ai dévoré tous les Dumas , mais j’ignorai complètement qu’il avait écris des romans d’épouvantes . Je vais combler cette lacune ….. SI tu aimes le côté étrange de Dumas va jeter à l’occasion un oeil sur son  » Joseph Balsamo » . C’est étrange et délicieusement désuet ….

  8. Lili dit :

    Ahhh Le Moine de Lewis est fantastique, j’espère qu’il te plaira ! L’as-tu acheté dans la traduction d’Antonin Artaud ?

    • missycornish dit :

      Oui, elle très bien écrite! Tu l’as lu il y a longtemps? Je vais jeter un oeil à ton billet au passage. Pour l’instant je le dévore.

      • Lili dit :

        Je l’ai lu quand j’étais en première année de fac donc ça commence un peu à dater (je n’avais pas encore de blog à l’époque ^^). Mon prof de XIXème nous avait parlé avec ferveur du romantisme noir, du coup je l’avais loué « pour voir » et bam, j’avais adoré !!

On papote?